15 novembre, 2006

LA POLITIQUE ALTERNATIVE AU 19ME SIECLE


On dit souvent que la démocratie est le pire des systèmes mais que l'on a pas encore trouvé mieux... Voici pourtant un texte d'un penseur belge du 19eme siècle, P. E. De Puydt, à la fois écrivain, scientifique et passioné par les sciences sociales qui propose une nouvelle forme de gouvernement : "la panarchie". Intriguant n'est-ce pas ? Mais je ne vous livre rien. Prenez le temps de lire cet article et vous en saurez un peu plus sur la vision utopiste de Paul Emile De Puydt. Et peut être, sur la fraicheur d'esprit nécessaire pour entreprendre la révolution d'un système.


P A N A R C H I E

Publié dans la Revue Trimestrielle, Bruxelles, Juillet 1860

EN MANIÈRE DE PRÉFACE.

Un moderne a dit: « Si j'avais la main pleine de vérités, je me garderais bien de l'ouvrir. » Ce mot est peut-être d'un sage: à coup sûr il est d'un égoïste. Un autre a écrit ceci: « Les vérités que l'on aime le moins à entendre sont celles qu'il importe de dire. »

Voilà deux penseurs qui ne sont pas près de s'entendre. Je m'accorderais assez avec le second, mais dans la pratique sa manière de voir offre des inconvénients. Je consulte la sagesse des nations: elle m'apprend que « toute vérité n'est pas bonne à dire. » Soit ! mais comment distinguer? D'autre part, l'Évangile nous enseigne « qu'il ne faut pas tenir la lumière sous le boisseau. »

Me voilà fort perplexe. J'ai une idée neuve; du moins je la crois telle, et quelque chose me dit que c'est mon devoir de la répandre; cependant, au moment d'ouvrir la main, j'éprouve une certaine inquiétude: quel est l'inventeur qui n'a pas été un peu persécuté?

Quant à l'invention, une fois confiée à la lettre moulée, elle fera son chemin comme elle pourra; je la tiens pour émancipée. Ma sollicitude se concentre sur l'auteur. L'absoudra-t-on d'avoir eu une idée?

Un ancien, qui sauva Athènes et la Grèce, disait à je ne sais plus quel brutal qui, dans une discussion, à bout d'arguments, levait son bâton sur lui: « Frappe, mais écoute. »L'antiquité abonde en grands exemples. A l'imitation de Thémistocle, je propose mon idée et je dis au public: Lisez-moi jusqu'au bout, vous me lapiderez ensuite si c'est votre opinion.

J'entends bien, cependant, n'être point lapidé. Le brutal dont je parle est mort à Sparte il y a vingt-quatre siècles, et chacun sait les immenses progrès que l'humanité réalise en deux mille quatre cents ans. De nos jours, les idées ont toute licence de se produire, et si, de temps en temps, on bâtonne encore un inventeur, ce n'est plus comme tel, mais à titre d'agitateur et d'utopiste. Ces réflexions me rassurent et j'entre résolument en matière.

II
SOSIE.
Messieurs, ami de tout le monde!
Molière

J'aime l'économie politique et je voudrais que le monde entier l'eût en aussi grande estime que moi. Cette science, née d'hier et déjà la plus importante de toutes, est loin d'avoir dit son dernier mot. Tôt ou tard, et j'espère que ce sera bientôt, elle régentera l'univers. Je suis fondé à l'affirmer, car c'est dans les écrits des économistes que j'ai puisé le principe dont je propose une application nouvelle, bien plus large et non moins logique que toutes les autres.Citons d'abord quelques aphorismes, dont l'enchaînement préparera le lecteur.

« La liberté et la propriété sont étroitement liées; l'une favorise la répartition des richesses, l'autre enseigne à les produire. »« La valeur des richesses dépend de l'usage qu'on en fait. »« Le prix des services s'établit en raison directe de la demande et en raison inverse de l'offre. »« La division du travail multiplie les richesses. »« La liberté engendre la concurrence, qui, à son tour, enfante le progrès. »

(Ch. De Brouckere, Principes généraux d'économie politique.)

Donc, libre concurrence, entre les individus d'abord, puis de nation à nation. Liberté d'inventer, de travailler, d'échanger, de vendre, d'acheter. Liberté de taxer les produits de son travail. Point d'intervention de l'État en dehors de son domaine spécial. « Laissez faire, laissez passer. »

Voilà, en quelques lignes, le fond de l'économie politique, le résumé d'une science sans laquelle il n'y a que mauvaise administration et gouvernements déplorables.0n peut aller plus loin encore et, dans bien des cas, réduire cette grande science à la maxime finale: Laissez faire, laissez passer.

Je m'en empare et je dis:

Dans le domaine de la science, il n'y a pas de demi-vérités; il n'existe pas de vérités qui, vraies sous une face, cessent de l'être sous un autre aspect. Le plan de l'univers est d'une simplicité merveilleuse, aussi merveilleuse que son infaillible logique. La loi est partout la même, les applications seules sont diverses. Les êtres les plus élevés et les plus simples, depuis l'homme jusqu'au zoophyte, jusqu'au minéral, offrent d'intimes rapports de structure, de développement et de composition, et de frappantes analogies rattachent le monde moral au monde matériel. La vie est une, la matière est une, les manifestations seulement sont diverses, les combinaisons innombrables, les individualités infinies; et cependant le plan général les renferme toutes. La faiblesse de notre entendement, le vice radical de notre éducation, font seuls la diversité des systèmes et l'opposition des idées. Entre deux opinions qui se contredisent, il y en a une vraie et une fausse; à moins que toutes deux ne soient fausses, mais toutes deux ne peuvent être vraies. Une vérité, scientifiquement démontrée, ne peut être vraie ici et fausse ailleurs, bonne, par exemple, pour l'économie sociale et mauvaise en politique: c'est ici que je voulais aboutir.

La grande loi de l'économie politique, la loi de la libre concurrence, laissez faire, laissez passer, n'est-elle applicable qu'au règlement des intérêts industriels et commerciaux ou, plus scientifiquement, qu'à la production et à la circulation des richesses? La nuit économique qu'elle est venue illuminer, l'état permanent de trouble, l'antagonisme violent des intérêts qu'elle a pacifiés, ne règnent-ils pas au même degré dans la sphère politique, et l'analogie ne dit-elle pas que le remède serait le même dans les deux cas? Laissez faire, laissez passer.

Entendons-nous, cependant: il y a, par-ci par-là, des gouvernements aussi libres que la faiblesse humaine le comporte actuellement, et il s'en faut que tout soit pour le mieux dans ces meilleures des républiques. Les uns disent: « c'est précisément qu'il y a trop de liberté; » les autres: « c'est qu'il n'y en a pas encore assez. »

La vérité, c'est qu'il n'y a pas la liberté qu'il faudrait; la liberté fondamentale, la liberté d'être libre ou de ne l'être pas, à son choix. Chacun se constitue juge et tranche la question suivant ses goûts ou ses besoins particuliers, et comme il y a, là-dessus, autant d'opinions que d'individus, tot homines, tot sensus, vous voyez d'ici le gâchis décoré du beau nom de politique. La liberté des uns est la négation du droit des autres, et réciproquement. Le plus sage et le meilleur des gouvernements ne fonctionne jamais du plein et libre consentement de tous les gouvernés. Il y a des partis, triomphants ou vaincus, des majorités et des minorités en lutte perpétuelle, et d'autant plus passionnés pour leur idéal que la notion en est plus confuse. Les uns opprimant au nom du droit, les autres se révoltant au nom de la liberté, pour devenir oppresseurs à leur tour, le cas échéant.
J'entends! dit un lecteur. Vous êtes un de ces utopistes qui bâtissent de toutes pièces un système dans lequel ils veulent enserrer la société, de gré ou de force. Rien n'est bien de ce qui est, et votre panacée seule sauvera l'humanité. « Prrrenez mon ours! »

Erreur! Je n'ai d'autre ours que celui de tout le monde, et je ne diffère de n'importe quels autres qu'en un point, c'est que je suis partisan à la fois de tous les ours, c'est-à-dire de toutes les formes de gouvernement. De celles, au moins, qui ont des partisans.

Je n'entends plus.

Alors, laissez-moi continuer.« On est généralement enclin à pousser trop loin la théorie. Faut-il en conclure que toutes les propositions, dont l'ensemble compose une théorie, doivent être toujours considérées comme fausses? On dirait qu'il y a de la perversité ou de la folie dans l'exercice de l'intelligence humaine. Déclarer qu'on n'aime pas la science spéculative, qu'on déteste les théories, n'est-ce pas renoncer à la faculté de penser?»

Ces réflexions ne sont pas de moi; elles ont pour père une des grandes intelligences de notre âge, Jérémie Bentham.Royer-Collard a dit la même chose avec une grande puissance d'expression:« Prétendre que la théorie n'est bonne à rien et que la pratique est le seul guide sûr, c'est avoir la prétention d'agir sans savoir ce que l'on fait et de parler sans savoir ce que l'on dit. »

S'il n'y a rien de parfait dans ce qu'invente l'homme, il tend du moins invariablement vers cette perfection impossible: c'est la loi du progrès. Il n'y a de lois immuables que celles de la nature. Ce sont les bases sur lesquelles doit fonder tout législateur, parce que seules elles ont puissance de porter l'édifice social; mais l'édifice lui-même est l'oeuvre des hommes. Chaque génération est comme un locataire nouveau qui, avant de prendre possession, change la distribution, recrépit la façade, ajoute ou retranche une aile, suivant ses besoins particuliers. De loin en loin, une génération, plus hardie ou plus imprévoyante que ses devancières, jette bas l'édifice tout entier, sauf à coucher à la belle étoile jusqu'à ce qu'il soit reconstruit. Quand on l'a refait sur un nouveau plan, après mille privations et de gigantesques efforts, on est tout penaud de ne pas le trouver beaucoup plus habitable que l'ancien. Ceux qui en on dressé les plans s'y sont, il est vrai, ménagé des logements commodes, bien clos, chauds en hiver, frais en été, mais les autres, qui ne pouvent choisir, sont relégués à l'entresol, dans les caves, au grenier. Voila autant de mécontents, de trouble-fêtes, dont les uns regrettent l'ancien édifice, tandis que les plus hardis rêvent déjà une démolition nouvelle. Pour quelques satisfaits la masse des mécontents est innombrable.

Il y a cependant des satisfaits; tenons-en bonne note. L'édifice n'est pas irréprochable, bien s'en faut, mais il a des qualités. Pourquoi le démolir demain, plus tard, n'importe quand, aussi longtemps qu'il abrite commodément assez de locataires pour payer son entretien?Je hais, pour ma part, les démolisseurs à l'égal des tyrans. Vous êtes logé sous les combles, votre appartement est trop étroit, ou insalubre. Changez-en, je ne demande pas mieux. Choisissez ailleurs, déménagez sans bruit, mais, pour Dieu, ne faites pas sauter la maison en partant. Ce qui ne vous convient plus peut faire la joie de votre voisin. Comprenez-vous l'apologue?

A peu près; mais où voulez-vous en venir? Plus de révolutions, à la bonne heure! Je suis d'avis qu'elles coûtent, neuf fois sur dix, plus qu'elles ne rapportent. Nous conserverons donc le vieil édifice, mais où logerez-vous ce qui déménagent?

Où ils voudront; ce n'est pas mon affaire. J'entends qu'à cet égard on conserve la plus entière liberté. C'est la base de mon système: laissez faire, laissez passer.

Je crois comprendre: ceux qui seront mécontents de leur gouvernement en iront chercher un autre. Il y a du choix, en effet, depuis l'empire de Maroc, et sans parler d'autres empires, jusqu'à la république de San Marino; depuis la cité de Londres jusqu'aux Pampas de l'Amérique. Est-ce là toute votre invention? Elle n'est pas neuve, je vous en avertis.
Il ne s'agit pas d'émigration. On n'importe pas la patrie à la semelle de ses souliers. D'ailleurs, un aussi colossal déplacement est et sera toujours impraticable. Toutes les richesses de l'humanité ne suffiraient pas à payer les frais de déménagement. Je n'entends pas davantage parquer les citoyens suivant leurs opinions; reléguer, par exemple, les catholiques dans les provinces flamandes et tracer de Mons à Liège la frontière du libéralisme. Je désire que l'on continue à vivre ensemble, là où l'on est, ailleurs si l'on veut, mais sans discordes, en bons frères, chacun professant librement ses opinions et soumis aux seuls pouvoirs qu'il aura personnellement choisis ou acceptés.

Je n'y suis plus du tout.

Vous ne m'étonnez nullement. Mon plan, mon utopie, n'est donc pas une vieillerie, comme vous le pensiez d'abord, et cependant rien au monde n'est plus simple et plus naturel; mais il est reconnu qu'en gouvernement comme en mécanique les idées simples viennent toujours les dernières.Venons au fait: rien de durable ne se fonde que par la liberté. Rien de ce qui est fondé ne se maintient et ne fonctionne avec tout son effet utile que par le libre jeu de tous ses éléments actifs. Autrement, il y a perte de forces, usure prompte des rouages et, en définitive, rupture et accidents graves. Je demande donc pour tous et chacun des éléments de la société humaine, la liberté de s'aggréger suivant leurs affinités et de ne fonctionner qu'au pro-rata de leurs aptitudes; en d'autres termes, le droit absolu de choisir la société politique où ils veulent vivre et de ne relever que de celle-là. Ainsi vous, vous êtes républicain . . .

Moi! le ciel m'en garde!

Simple supposition. L'édifice monarchique ne vous convient pas; l'air y est trop lourd pour vos poumons et le jeu de vos organes n'y a pas l'action que votre constitution réclame. Dans l'état actuel des idées, vous tendez à renverser cet édifice, vous et vos amis, et à bâtir le vôtre à sa place. Mais pour ce faire, vous avez contre vous tous les partisans de la monarchie, qui tiennent à leur monument, et en général tous ceux qui ne partagent pas vos convictions. Faites mieux: assemblez-vous, rédigez votre programme, dressez votre budget, ouvrez des listes d'adhésion, comptez-vous, et si vous êtes en nombre suffisant pour en faire les frais, fondez votre république.

Où cela? Dans les Pampas?

Non vraiment, ici; où vous êtes, sans déplacement. Il est nécessaire jusqu'ici, j'en conviens, que les monarchistes soient consentants. Je suppose résolue, pour la facilité de ma démonstration, la question de principe. Je n'ignore nullement, du reste, la difficulté d'amener ce qui est à faire place à ce qui voudrait et devrait être. Je livre mon idée, et n'entends l'imposer à personne, mais je ne vois que la routine qui puisse la repousser. Ne sait-on pas qu'en tous lieux, gouvernants et gouvernés font assez mauvais ménage. Dans l'ordre civil, on a paré aux mauvais ménages par la séparation légale ou le divorce. C'est une institution analogue que je propose dans l'ordre politique, et sans avoir besoin de l'entourer d'autant de formes et de lenteurs tutélaires, parce qu'en politique un premier mariage ne laisse ni traces physiques ni progéniture. Mon procédé diffère des procédés injustes et tyranniques suivis jusqu'à ce jour, en ce que je n'entends pas qu'on violente personne.Vous voulez fonder un schisme politique? Vous en êtes les maîtres, mais à une condition, c'est de faire cela entre vous, en famille, sans toucher en rien aux droits ni à la foi des autres. Pour cela, point n'est besoin de fractionner le territoire de l'État en autant de cases qu'il y a de formes de gouvernement connues et acceptées. Encore une fois, je laisse chacun et chaque chose à sa place. Je demande seulement que l'on se serre un peu et que les dissidents puissent librement bâtir leur église et adorer le dieu Pouvoir à leur manière.

Et les moyens pratiques, s'il vous plaît?

C'est là mon fort. Vous connaissez le mécanisme de l'état civil? Il ne s'agit que d'en faire une nouvelle application. Nous ouvrons, dans chaque commune, un nouveau bureau, le bureau de l'ÉTAT POLITIQUE. Ce bureau envoie, à chaque citoyen majeur, une feuille de déclaration à remplir, comme pour la contribution personnelle ou l'impôt sur les chiens.

« Question. Quelle est la forme de gouvernement que vous désirez? »Vous répondez, en toute liberté: monarchie, ou démocratie, ou autre chose.
« Question. Si c'est monarchie, la voulez-vous absolue ou tempérée . . . et par quoi? »Vous répondez: constitutionnelle, je suppose.

Quelle que soit, d'ailleurs, votre réponse, on vous inscrit sur un registre ad hoc, et une fois inscrit, et sauf réclamation de votre part, dans les formes et les délais légaux, vous voilà sujet du roi ou citoyen de la république. Dès lors, vous n'avez plus rien à démêler avec le gouvernement des autres, non plus qu'un sujet prussien avec l'autorité belge. Vous obéissez à vos chefs, à vos lois, à vos règlements; vous êtes jugé par vos pairs, taxé par vos représentants; vous n'en payez ni plus ni moins, mais, moralement, c'est tout autre chose. Enfin, chacun est dans son état politique, absolument comme s'il n'y avait pas, à côté de lui, un autre . . , que dis-je? dix-autres gouvernements, ayant aussi chacun leurs contribuables.

Survient-il un différend entre sujets de gouvernements divers, ou entre un gouvernement et le sujet d'un autre? il ne s'agit que de se conformer aux règles dès à présent observées entre nations voisines et amies, et s'il s'y trouve quelque lacune, le droit des gens et tous les droits possibles la combleront sans peine. Le reste est l'affaire des tribunaux ordinaires.

Voilà une nouvelle mine à procès dont l'invention mettra les avocats de votre côté.

J'y compte bien.Il peut et il doit aussi y avoir des intérêts communs, à tous les habitants d'une circonscription déterminée, quelque que soit leur état politique. Chaque gouvernement, en ce cas, serait à la nation entière (nation politique) à peu près ce que chacun des cantons suisses ou plutôt des États de l'Union américaine est au gouvernement fédéral.

Ainsi toutes ces questions neuves et, au premier abord, effrayantes, trouvent des solutions préparées, une jurisprudence établie sur la plupart des points, et ne présentent de sérieuses difficultés nulle part.

Il arrivera certainement que des esprits mal faits, des rêveurs incorrigibles, des natures insociables, ne s'accommoderont d'aucune forme connue de gouvernement. Il y aura des minorités tellement faibles qu'elles ne fourniront pas de quoi payer le budget de leur idéal politique. Tant pis pour elles et pour eux. Les uns et les autres seront libres de faire de la propagande et de se recruter jusqu'à complément du nombre, ou plutôt du budget nécessaire, car tout se résumera en une question de finances, et jusque-là ils devront opter pour l'une des formes établies. On conçoit que des minorités d'aussi peu de valeur ne causeront aucun trouble.

Ce n'est pas tout: la question est rarement posée entre les opinions extrêmes. On se bat bien plus et bien plus fort pour des nuances que pour des couleurs tranchées. En Belgique, nonobstant quelques défaillances avouées, l'immense majorité opterait, je n'en doute pas, pour les institutions en vigueur, mais dans l'application, en serait-on mieux d'accord? N'avons-nous pas deux ou trois millions de catholiques, qui ne jurent que par M. de Theux, et deux ou trois millions de libéraux qui ne jurent que par eux-mêmes? Comment les concilier? - En ne conciliant rien du tout; en laissant chaque parti se gouverner à sa guise - et à ses frais. Théocratie si l'on veut; la liberté doit aller jusqu'au droit de n'être pas libre, inclusivement.

Seulement, comme il ne faut pas que pour des nuances d'opinions on aille à l'infini multiplier les rouages gouvernementaux, on s'efforcera, dans l'intérêt général, de simplifier la machine et d'appliquer la même roue motrice à produire double ou triple effet. Je m'explique: un roi sage et franchement constitutionnel conviendrait à la fois aux catholiques et aux libéraux; il n'y aurait qu'à doubler le ministère; M. de Theux pour les uns, M. Frère-Orban pour les autres, le roi pour tous.

Qui empêcherait même, si messieurs tels et tels, que je ne nomme pas, s'accordaient pour inaugurer l'absolutisme, que le même prince appliquât ses hautes lumières et sa riche expérience à faire les affaires de ces messieurs sans qu'ils eussent dorénavant le triste embarras d'émettre leur avis sur la marche du gouvernement? Et vraiment, quand j'y pense, je ne vois pas trop pourquoi, en modifiant l'arrangement en sens opposé, ce prince unique, ne ferait pas un président fort acceptable pour une république honnête et modérée. Le cumul ne serait pas interdit.

III
La liberté a ses inconvénients et ses périls,

mais à la longue elle finit par sauver toujours.

A. DESCHAMPS.

Un avantage incomparable de mon système, qui en a, d'ailleurs, tant d'autres, c'est de rendre faciles, naturelles et parfaitement légitimes ces variations qui, de nos jours, ont déconsidéré de fort braves gens, et qu'on a cruellement flétries sous le nom d'apostasies politiques. Cette impatience de changement, qu'on a imputée à crime à d'honnêtes citoyens et qui a fait taxer de légèreté ou d'ingratitude certaines nations anciennes et modernes, qu'est-ce après tout, sinon le désir du progrès? Et même, en bien des cas, n'est-il pas étrange qu'on accuse d'inconséquence, de versatilité, précisément ceux qui restent conséquents avec eux-mêmes. On veut la fidélité au parti, au drapeau, au prince; fort bien, si prince et parti sont immuables, mais s'ils se transforment ou font place à d'autres qui ne soient pas précisément des équivalents? Quoi! j'aurai pris pour guide, pour chef, pour maître, si vous voulez, un prince supérieur à son siècle; je me serai incliné devant sa volonté puissante et créatrice et j'aurai abdiqué mon initiative personnelle pour la mettre au service de son génie, et puis, ce prince mort, voilà que lui succède, par droit de primogéniture, quelque esprit étroit, imbu d'idées fausses, qui démolit pièce à pièce l'oeuvre de son père, et vous voulez que je lui reste fidèle? Pourquoi? Parce qu'il est l'héritier direct et légitime du premier? Direct, je le concède, mais légitime, du moins en ce qui me touche, je le nie formellement.
Je me révolterai point pour autant; j'ai vous ai dit que je détestais les révolutions, mais je me tiendrai pour lésé et en droit de changer à l'expiration du contrat.

« Sire, disait Madame de Staël à l'empereur de Russie, votre caractère est pour vos sujets une constitution et votre conscience une garantie. »« Quand cela serait, répondit Alexandre, je ne serais jamais qu'un accident heureux. »Ce mot, si brillant et si vrai, résume parfaitement ma pensée.

Notre panacée, si l'on veut employer ce mot, c'est donc la libre concurrence en matière de gouvernement. C'est le droit pour chacun de chercher son bien-être où il croit le voir, et de se fournir de sécurité aux conditions qui lui plaisent. C'est, d'autre part, le progrès assuré, par une lutte d'émulation entre les gouvernements, obligés de se disputer incessamment la clientèle. C'est la liberté vraie inaugurée dans le monde entier, la liberté qui ne s'impose à personne, qui est pour chacun tout juste ce que chacun veut qu'elle soit, qui n'opprime ni ne trompe et contre laquelle l'appel est toujours ouvert. Pour chercher cette liberté-là il ne faudra renoncer ni aux traditions de la patrie ni aux douceurs de la famille, il ne faudra point apprendre à penser dans une langue étrangère; point ne sera besoin de passer les fleuves et les mers, emportant avec soi les ossements de ses aïeux. Il ne s'agira plus que d'une simple déclaration devant l'état politique de sa commune, et sans avoir ôté sa robe de chambre ni ses pantoufles, on se trouvera à son gré passé de la république à la monarchie, du parlementarisme à l'autocratie, de l'oligarchie à la démocratie ou même à l'an-archie de M. Proudhon.

Êtes-vous las des agitations du forum, c'est-à-dire des logomachies de la tribune parlementaire ou des baisers un peu rudes de la déesse Liberté? Êtes-vous soûl de libéralisme et de cléricalisme, au point de confondre parfois M. Dumortier avec M. De Fré et de ne savoir plus en quoi diffèrent précisément M. Rogier et M. De Decker? Aspirez-vous au repos, aux molles langueurs d'un despotisme honnête? Sentez-vous le besoin d'un gouvernement qui pense pour vous, s'agite à votre place, ait l'oeil à tout et la main partout et qui joue à votre profit ce rôle de vice-providence qui plaît tant aux gouvernements en général? Vous n'avez que faire d'émigrer vers le Midi comme les hirondelles à l'équinoxe et les oies en novembre. Ce que vous désirez est ici, chez vous, ailleurs, partout. Faites-vous inscrire; prrrenez vos places!

Ce qu'il y a d'admirable dans cette découverte, c'est qu'elle supprime à tout jamais révolutions, émeutes, désordres de la rue et jusqu'aux moindres émotions, de la fibre politique. Vous n'êtes pas content de votre gouvernement? Prenez-en un autre. Ces quatre petits mots, gros d'horreurs et rouges de sang, que toutes les cours d'assises, hautes ou basses, martiales, prévôtales, spéciales, toutes sans exception, condamneraient par acclamation comme coupables de provocation à la révolte, ces quatre petits mots deviennent innocents et purs comme autant de séminaristes et aussi bénins que le remède dont se défiait à tort M. de Pourceaugnac. « Prenez-en un autre, » c'est-à-dire passez au bureau de l'état politique, ôtez votre chapeau au commis-chef, priez-le, en bonnes termes, de vous rayer de la liste où vous figurez et de transférer votre nom sur celle de ... il n'importe laquelle.
Le commis-chef mettra ses lunettes, ouvrira le registre, inscrira votre déclaration, vous en donnera récépissé. Vous le saluerez derechef, et la révolution sera accomplie, sans autre effusion que celle d'une goutte d'encre. Accomplie pour vous seul, j'en conviens. Votre changement n'obligera personne, et ce sera son mérite. Il n'y aura ni majorité triomphante ni minorité vaincue; mais rien non plus n'empêchera les quatre millions six cent mille autres Belges de suivre votre exemple, s'il leur agrée. Le bureau de l'état politique demandera des surnuméraires.

Quelle est au fond, tout préjugé d'éducation mis à part, la fonction d'un gouvernement quelconque? C'est, je l'ai déjà indiqué, de fournir aux citoyens la sécurité (je prends ce mot dans son acception la plus large) aux meilleurs conditions possibles. Je sais bien que, sur ce point, les idées sont encore un peu confuses. Il y a des gens à qui il ne suffit pas d'une armée pour les protéger contre les ennemis du dehors, d'une police, d'une gendarmerie, de M. le procureur du roi et de MM. les juges pour assurer l'ordre au dedans et faire respecter le droit et la propriété.J'en sais qui veulent un gouvernement ayant les mains pleins d'emplois bien rétribués, de titres sonores et de décorations éclatantes; avec des douaniers aux frontières pour protéger leur industrie contre les consommateurs et des légions de fonctionnaires protégeant les beaux-arts, les théâtres et les actrices. Mais je sais aussi que ce sont là des vieilleries propagées par ces gouvernements-providence dont nous parlions tantôt. En attendant que la libre expérimentation en ait fait justice, je ne vois pas de mal à ce qu'il subsistent quelque part, pour la satisfaction ce ceux qui les aiment ainsi. On ne demande qu'une chose: la liberté du choix.

Car tout est là: liberté du choix, concurrence. Laissez faire, laissez passer! Cette sublime devise, inscrite sur le drapeau de la science économique, sera un jour aussi celle du monde politique. Économie politique, le nom déjà le faisait prévoir, et, chose curieuse, on a eu beau vouloir changer ce nom, par exemple en économie sociale, le bon sens public a repoussé cette concession. La science économique est et sera la science politique par excellence. N'est-ce pas elle qui a inventé ce principe moderne de non intervention et sa formule: laissez faire, laissez passer.

Donc, libre concurrence en matière de gouvernement comme en toute autre. Voyez d'ici, le premier moment de surprise passé, le tableau d'un pays ainsi livré à la concurrence gouvernementale, c'est-à-dire possédant simultanément, régulièrement enchevêtrés, autant de gouvernements qu'on en a inventés et qu'on en inventera encore.

Oui, vraiment! ce sera un beau gâchis. Et vous croyez qu'on se tirera de cet mêlée?

Certes, et rien de plus aisé à concevoir, si l'on veut s'y appliquer un peu.Vous rappelez-vous le temps où l'on s'égorgeait pour la religion plus qu'on ne s'est jamais égorgé pour des raisons de politique? Où le divin créateur des êtres était le Dieu des armées, le Dieu vengeur et impitoyable, au nom de qui le sang coulait à flots? Les hommes ont aimé de tout temps à prendre en main la cause de Dieu et à le faire complice de leurs passions sanguinaires.« Tuez tout! Dieu reconnaîtra les siens! »

Que sont devenues ces haines implacables? Le progrès de l'esprit humain les a balayées comme le vent d'automne fait des feuilles mortes. Les religions au nom desquelles se dressaient jadis les bûchers et les instruments de torture, vivent paisiblement côte à côte, sous les même lois, mangeant au même budget, et si chaque secte prêche toujours sa propre excellence, c'est tout au plus si elle damne encore la secte rivale.

Eh bien, ce qui est devenu possible dans ce domaine obscur et insondable de la conscience, avec l'esprit de prosélytisme des uns, l'intolérance des autres, le fanatisme et l'ignorance des masses; ce qui est possible à ce point qu'on le rencontre et le coudoie dans la moitié du monde, sans qu'il en résulte plus ni trouble ni violences; au contraire avec ce caractère bien saillant que là où les croyances sont diverses, les sectes nombreuses et sur un pied de parfaite égalité légale, elles sont aussi, tout en chacune, plus sages, plus soucieuses de leur dignité et de la pureté de leur morale que partout ailleurs; ce qui est devenu possible dans de si difficiles conditions, ne le serait-il pas davantage dans le domaine purement terrestre de la politique, où tout devrait être clair, où le but se définit par une phrase, où la science s'expose en quatre mots?

Qu'aujourd'hui, où un gouvernement n'existe qu'à la condition d'exclure tous les autres; où un parti ne domine qu'après avoir brisé les partis adverses; où une majorité qui gouverne a toujours à côté d'elle une minorité impatiente de gouverner; qu'aujourd'hui les partis se haïssent et vivent sinon en guerre, au moins en état de paix armée, quoi de plus inévitable? Et qui s'étonnerait de voir les minorités intriguer et remuer sans cesse, et les gouvernements de fait comprimer violemment toute aspiration vers une autre forme politique tout aussi exclusive, de telle sorte que la société se compose d'ambitieux aigris, attendant l'heure de la vengeance, et d'ambitieux satisfaits digérant au bord du précipice? Les principes erronés n'amènent pas de conséquences justes et la force n'engendre ni la vérité ni le droit.

Mais que toute contrainte vienne à cesser; que tout citoyen majeur soit et demeure libre, non pas une fois, au lendemain de quelque révolution sanglante, mais toujours et partout, de choisir, dans le dédale des données gouvernementales, celles qui vont à son esprit et à son caractère ou à ses besoins personnels; libre de choisir, entendons-nous bien, mais non d'imposer son choix aux autres: et tout désordre cesse, toute lutte stérile devient impossible.

Ce n'est encore là qu'une des faces de la question; en voici une autre: du moment où les procédés gouvernementaux sont soumis au régime de l'expérimentation, de la libre concurrence, il faut qu'ils progressent et se perfectionnent, c'est la loi naturelle. Plus de nuages, plus de profondeurs qui ne recèlent que le vide, plus de roueries qualifiées de finesses diplomatiques, plus de ces lâchetés ni de ces infamies badigeonnées de raison d'État; plus d'ambitions de cour ou de camps mal dissimulées sous le faux titres d'honneur ou d'intérêt national. En deux mots, plus de tromperie sur la nature et la qualité de la denrée gouvernementale. Désormais le jour est partout, les gouvernés comparent et se rendent compte, et les gouvernants comprennent enfin cette vérité économique et politique, qu'il n'y a qu'une condition de succès solide et durable en ce monde: c'est de faire mieux et à meilleur marché que les autres. A dater de ce moment l'accord universel s'établit, et les forces perdues jusque-là en labeurs stériles, en frottements et en résistances, s'unissent pour imprimer au progrès et au bonheur de l'humanité une impulsion imprévue, prodigieuse, vertigineuse.

Amen! Permettez cependant une petite objection: Quand toutes les variétés possibles de gouvernement auront été éprouvées partout, au grand jour de la publicité et de la concurrence, qu'en résultera-t-il? Il y en aura évidemment une qui sera reconnue la plus parfaite, et dont, alors, tout le monde voudra, ce qui nous ramènera à n'avoir pour tous qu'un seul gouvernement, c'est-à-dire juste au point de départ.

Pas si vite, je vous prie, ami lecteur. Quoi! de votre propre aveu, tous seraient d'accord et vous appelez cela revenir au point de départ? Votre objection me donne gain de cause sur la proposition principale, puisqu'elle suppose l'accord universel établi par le simple fonctionnement du laissez faire, laissez passer. Je pourrais me borner à prendre acte et vous tenir pour rallié, converti à mon système, mais je ne veux pas de demi-convictions et je ne cherche pas à faire des prosélytes.

Non, on n'en reviendra pas à n'avoir qu'une seule forme de gouvernement, si ce n'est peut-être dans un avenir lointain, quand la fonction gouvernementale sera réduite, du consentement général, à sa plus simple expression. Nous n'en sommes point là, ni près d'y arriver. En attendant, les hommes ne sont ni tous semblables d'esprit et de moeurs, ni aussi faciles à concilier que vous le supposez, et le régime de la concurrence est le seul possible. L'un a besoin d'agitation, de luttes; le repos lui serait mortel; l'autre, rêveur et philosophe, ne voit que du coin de l'oeil les bouillonnements de la société, et ses pensées ne se produisent que dans le calme le plus profond. Celui-ci, pauvre, savant, artiste inconnu, a besoin d'encouragements et de soutien pour enfanter son oeuvre immortelle; il lui manque un laboratoire pour ses expériences, un palais à construire, un marbre à faire dieu. Celui-là, génie puissant et prime-sautier, ne supporte aucune entrave et brise le bras qui veut le guider. A l'un, il faudra la république, ses dévouements et son abnégation; à l'autre, la monarchie absolue, ses pompes, ses splendeurs. Tel discoureur voudra un parlement, tel autre incapable d'assembler dix mots, demandera qu'on proscrive les bavards. Il y a des esprits forts et des têtes faibles, des ambitieux insatiables et des gens simples, content du petit lot qui leur est échu; il y a, enfin, autant de caractères que d'individus, autant de besoins que de natures différentes. Comment contenter à la fois tout ce monde avec une seule forme de gouvernement? Évidemment, on s'en accommodera à des degrés fort inégaux; il y aura des satisfaits, des indifférents, des frondeurs, des mécontents, voire même des conspirateurs.
En tout cas, comptez sur la nature humaine pour réduire le nombre des satisfaits au-dessous de celui des mécontents. Si parfait qu'on suppose ce gouvernement unique, et fût-il la perfection absolue, il y aurait toujours une opposition: celle des natures imparfaites, à qui toute perfection est inintelligible ou antipathique. Dans mon système, les plus vifs mécontentements ne seront que querelles de ménage, avec le divorce pour remède extrême.

Mais sous ce régime de concurrence, quel gouvernement voudra se laisser distancer par les autres dans la carrière du progrès? Quels perfectionnements, heureusement appliqués chez le voisin, refusera-t-on d'introduire chez soi? Cette émulation, constamment entretenue, enfantera des prodiges. Mais aussi, les gouvernés seront tous des modèles. Libres d'aller et de venir, de parler ou de se taire, d'agir ou de laisser faire, ils n'auront, s'ils ne sont pas pleinement satisfaits, à s'en prendre qu'à eux-mêmes. Dès lors, au lieu de faire de l'opposition afin d'être remarqué, on mettra son amour-propre à se persuader et à persuader aux autres que l'autorité dont on relève est la plus parfaite qui se puisse rêver. Ainsi s'établira entre gouvernants et gouvernés une douce intimité, une confiance réciproque et une facilité de relations aisée à concevoir.

Quoi? vous rêvez sérieusement et tout éveillé cet accord complet des partis et des sectes politiques? Vous comptez les faire vivre côte à côte sur le même terrain, sans qu'ils se heurtent, sans que les plus fort tentent d'absorber ou de soumettre les plus faibles? Vous imaginez que de cette grande Babel sortira la langue universelle?

Je crois à la langue universelle, comme je crois à la souveraine puissance de la liberté pour pacifier le monde; je n'entends prévoir ni le jour ni l'heure de l'accord. Mon idée est une semence que je jette au vent; tombera-t-elle sur un sol fertile ou sur les pierres du chemin? Ce n'est plus mon affaire. Je ne propose rien. Tout, d'ailleurs, est affaire de temps. Qui eût cru, il y a un siècle, à la liberté de conscience? Et qui, de nos jours, oserait la remettre en question? Y a-t-il bien longtemps qu'on souriait encore à cette idée bizarre que la presse était une puissance, un pouvoir dans l'État? Et maintenant les vrais hommes d'État s'inclinent devant elle. Et cette puissance nouvelle, l'opinion publique, que chacun de nous a vue naître et qui, encore embarrassée de ses langes, impose ses arrêts aux empires et pèse souverainement dans les conseils mêmes des despotes, l'aviez-vous prévue, et n'auriez-vous pas ri au nez de celui qui eût osé en prédire l'avènement?

Du moment que vous ne proposez rien, nous pouvons causer. Dites-moi, par exemple, comment dans cette enchevêtrement d'autorités, chacun reconnaîtra les siens. Et si l'on peut, à toute heure, s'enrôler sous ce gouvernement-ci, se dégager de celui-là, sur qui et sur quoi comptera-t-on pour régler les budgets et solder les listes civiles?
D'abord, je n'admets pas qu'on soit libre de changer à toute heure et de faire banqueroute à son gouvernement. On peut assigner à ces sortes d'engagements un minimum de durée; un an, je suppose. Des exemples pris en France et ailleurs m'autorisent à penser qu'il est possible de supporter, durant toute une année, le gouvernement qu'on s'est donné. Les budgets, régulièrement votés et répartis, obligeraient chacun jusqu'à due concurrence, et, en cas de contestation, les tribunaux ordinaires prononceraient. Quant à retrouver chacun ses sujets, ses administrés ou ses contribuables, est-ce plus difficile que pour chaque église de recenser ses fidèles et pour chaque association de compter ses actionnaires?

Mais vous aurez dix gouvernements, vingt peut-être au lieu d'un, donc autant de budgets, de listes civiles, de frais généraux autant de fois répétés qu'il y aura de différents états-majors.
Je ne nie point la force de l'objection. Remarquez seulement qu'en vertu de la loi de la concurrence, chacun de ces gouvernements tendra, de toute nécessité, à devenir aussi simple et aussi économique que possible. Les états-majors qui nous coûtent, Dieu sait! les yeux de la tête, se réduiraient au plus strict nécessaire, et les sinécures supprimées rendraient leurs titulaires au travail productif. Cependant la question ne serait, par là, qu'à demi résolue et je n'aime pas les solutions par à peu près. Trop de gouvernements seraient un mal, une cause de dépenses exagérées, sinon de confusion. Eh bien, dès que ce mal sera senti, le remède ne se fera pas attendre. Le bon sens public fera justice des exagérations, et il ne subsistera bientôt de gouvernements que ceux qui seront réellement viables: les autres périront d'inanition. Vous voyez que la liberté a réponse à tout.

Peut-être. Et les dynasties régnantes, et les majorités triomphantes, et les corps constitués, et les doctrines en crédit, pensez-vous que jamais ils abdiquent pour se ranger bénévolement sous la bannière du laissez faire, laissez passer? Vous avez beau dire que vous ne proposez rien, on n'esquive pas ainsi la discussion.

Dites-moi d'abord si vous croyez fermement qu'ils soient assez sûrs de leur positions pour avoir toujours intérêt à refuser une large concession? Or, moi seul, je ne destitue personne. Tous les gouvernements existent en vertu d'une force qu'ils puisent quelque part en dehors d'eux, et dont ils usent plus ou moins habilement pour se perpétuer. Dès lors, ils ont leur place assurée dans mon organisation. Qu'ils doivent perdre d'abord bon nombre de leurs adhérents plus ou moins volontaires, je n'ai garde de le nier; mais sans parler des chances de l'avenir, quelles enviables compensations du côté de la sécurité des pouvoirs et de leur stabilité! Moins de sujets, moins de contribuables, c'est le mot propre, mais en revanche, soumission absolue et cependant volontaire pendant la durée du contrat. Plus de contrainte, peu de gendarmes, guère de police; des soldats, tout juste assez pour la parade, mais les plus beaux possibles. Les dépenses décroissant plus vite que ne sauraient décroître les revenus. Plus d'emprunts, plus de gêne financière; on aura, ce qui ne s'était encore vu que dans le Nouveau Monde, des économies au moyen desquelles on pourra faire des heureux. On sera béni, encensé, et je ne parle pas de ces vapeurs stupéfiantes qu'on souffle au nez des pouvoir chancelants, mais de vrai parfums d'Arabie, faits pour des nez d'élite. Quelle dynastie n'aimerait à s'éterniser ainsi? Quelle majorité ne consentirait à laisser la minorité émigrer en masse?

Voyez enfin comme un système qui a pour base le grand principe économique de laissez faire est fort contre toutes les difficultés. La vérité n'est pas vrai à demi; elle est la vérité, ni plus ni moins. Aujourd'hui, nous avons des dynasties régnantes et des dynasties déchues; des princes qui portent la couronne et d'autres qui ne seraient point fâchés de la porter; et chacun a son parti; et chaque parti a pour mission principale de mettre des bâtons dans la roue du char de l'État, jusqu'au jour où, le char ayant versé, ils peuvent à leur tour monter dessus et risquer la culbute. Jeu charmant de bascule, dont les peuples payent les frais et ne se lassent guère, comme disait Paul-Louis Courier. Avec notre procédé, plus de ceux coûteux équilibres ni de chutes à grand fracas; plus de conspirations ni d'usurpations; tout le monde est légitime, et personne. On est légitime sans conteste, tant que l'on dure, et pour les siens seulement. Hors de là, nul droit divin ni terrestre, si ce n'est le droit de se modifier, de perfectionner ses plans et de faire un nouvel appel aux actionnaires.

Point d'exils, ni de proscriptions, ni de confiscations, ni de persécutions d'aucune sorte. Le gouvernement qui tombe liquide avec ses bailleurs de fonds; s'il a été honnête, si sa comptabilité est en règle, si les statuts, constitutionnels ou autres, ont été fidèlement observés, il peut quitter son palais le front levé et aller à la campagne rédiger ses mémoires justificatifs. Viennent d'autres circonstances: les idées se modifient, une lacune se fait sentir dans l'État collectif, une spécialité manque, des actionnaires inactifs ou mécontents cherchent un placement... Vite on lance son prospectus, on recueille des adhésions, et quand on se croit assez fort, au lieu de descendre dans la rue, comme on dit en style d'émeute, on monte au bureau de l'état politique, on fait sa déclaration, que l'on appuie du dépôt d'un exemplaire de ses statuts fondamentaux et d'un registre où les adhérents vont se faire inscrire, et voilà un gouvernement de plus. Le reste est affaire d'intérieur, de ménage, et les associés seuls ont à s'en enquérir.
Je propose un droit minime d'enregistrement et de mutation que les employés de l'état politique percevront eux-mêmes et à leur profit. Quelques cents francs pour fonder un gouvernement, quelques centimes pour passer individuellement de l'un à l'autre. Les employés n'auront pas d'autre traitement, mais j'imagine qu'ils ne seront pas trop mal rentés et que ces sortes de places seront très courues.

N'êtes-vous pas émerveillé de cette simplicité de rouages, de ce mécanisme puissant qu'un enfant pourrait conduire, et qui répond cependant à tous les besoins? Cherchez, tâtez, scrutez, analysez! Je vous défie de le trouver en défaut sur aucun point.

Aussi suis-je convaincu que personne n'en voudra: l'homme est ainsi fait. C'est même cette conviction qui m'engage à publier mon idée. En effet, si je ne fait point de prosélytes, ceci n'est qu'un jeu d'esprit, et nul pouvoir constitué, nulle majorité, nulle corporation, personne enfin qui dispose de quoi que ce soit n'a le droit de m'en vouloir.

Et si, par hasard, vous m'aviez converti?

Chu.....t. Vous allez me compromettre!

P.E. De Puydt

Voici donc la découverte de ce bon M. De Puydt. En fait, je suis intimement persuadé qu'aucun système politique ne peut apporter une solution universelle à la vie en communauté. La démarche est essentiellement histoire d'éthique individuelle et collective à mon sens, que l'on soit à la tête d'une multi-nationale ou simple employé. Et je souhaite bien du plaisir à celui qui essaierait de mettre en oeuvre à l'échelle d'une nation les idées brillantes de notre penseur belge. Le bonhomme ne manquait pas d'humour de toute façon, car sa conclusion qui soulligne que personne ne voudra jamais appliquer ses solutions est tout aussi imparable que le reste de son raisonnement (!)

Par contre, le fait de pousser la notion de liberté, voire d'une certaine forme de "libéralisme" à cette extrème m'a semblé intéressant ! Après tout, les Etats-Unis ont été un peu fondés sur cette base - les persécutés de tous pays créant une communauté de communautés sur un territoire neuf. Dommage, que ceci nous ait donné le génocide des indigènes américains, les Mc Do, Bush ou Brytney Spear.. mais bref, l'amérique ce n'est pas seulement cela, et de toute façon, ainsi vont les hommes.
Au vue de la campagne politique que l'on nous concocte depuis quelques mois, je n'ai pu m'empêcher d'apporter un peu d'une vision alternative puisée à la source de vieux grimoires dans la perspective de la course présidentielle en avril prochain. Si quelques uns, parmi les prétendants, nous chauffent un peu trop les oreilles, nous pourrons toujours nous réfugier dans la "panarchie".

05 octobre, 2006

LE 11 SEPTEMBRE ET LES CONSPIRATIONISTES



La tragédie du 11 septembre a déjà 5 ans. Ces derniers temps, on a vu fleurir sur le net et ailleurs, une contestation sans précédent des thèses explicatives officielles sur ce qu'il c'est réellement passé ce jour là. Il est vrai, que de nombreuses questions restent sans réponse ou disons, sans réponse satisfaisante. Ce flou, les versions parfois complètement contradictoires données par le gouvernement américain ont alimenté diverses théories sur l'existence d'un complot. Comme souvent, ces théories sont dans la plupart des cas orientées par des motivations idéologiques, parfois carrément racistes, parfois manipulatoires, parfois loufoques. De ce fait, ces interrogations sont souvent occultées et déconsidérées sans argument au motif qu'elle entrent dans le champ des "théories conspirationistes". Néanmoins, les questions méritent d'être posées et ce qui est le plus bizarre, nombre d'entre elles sur le 11 septembre devraient déjà avoir trouvé une explication et ce n'est pas le cas. Ceci tends à accréditer les thèses les plus invraisemblables et rend encore plus difficile l'établissement d'une vérité cohérente.

Néanmoins, au delà des grands délires, il existe une accumulation de faits qui laissent penser que l'administration américaine actuelle n'est peut être pas tout à fait innocente et aurait pu pêcher au moins par ommission dans cette affaire. Et il n'y a pas que les "conspirationsites obsessionnels" pour le penser.

J'ai sélectionné deux articles (assez long pour le premier mais il mérite d'être lu dans le détail) : tout d'abord un papier paru dans l'honorable quotidien britanique, The Guardian, écrit par l'ancien Ministre de l'Environnement de Tony Blair entre 1987 et 2003, Michael Meacher - ensuite, l'interview d'Andras von Bülow , (l'ancien Secrétaire d'Etat allemand à la Défense et Ministre de la Recherche du Gouvernement d'Helmut Schmidt entre 1970 et 1980, et député pendant 25 ans du Parti Socialiste Allemand (SPD) au Bundestag) paru dans le quotidien berlinois, Der Tagesspiegel. A noter que von Bülow est particulièrement au fait des activités des services de renseignements pour avoir présidé pendant quelques années une commission d'enquête parlementaire sur les services secrets en Allemagne.


The Guardian - 6 Septembre, 2003

Une énorme attention est maintenant portée – fort légitimement d’ailleurs – aux raisons pour lesquelles la Grande-Bretagne est allée faire la guerre en l’Irak. Mais trop peu d’attention fut portée sur celles qui ont menées les États-Unis à la guerre, et cela met également en lumière les motivations britanniques.

L’explication consacrée est qu’après les attaques contre les tours jumelles, la riposte en Afghanistan contre les bases d’Al-Qaida était la première étape normale d’une guerre globale contre le terrorisme. Puis, parce que les gouvernements américain et britannique alléguèrent que Saddam Hussein cachait des armes de destruction massive, la guerre pouvait donc être aussi menée contre l’Irak.

Cependant cette théorie ne concilie pas tous les faits. La vérité pourrait être en fait beaucoup plus sombre. Nous savons aujourd’hui qu’un plan visant la création d’un Pax Americana global fut élaboré pour Dick Cheney (maintenant vice-président), Donald Rumsfeld (secrétaire de la défense), Paul Wolfowitz (l’adjoint de Rumsfeld), Jeb Bush (frère cadet de George Bush) et Lewis Libby (le directeur du personnel de Cheney). Le document intitulé «Reconstruire les défenses américaines» fut écrit en septembre 2000 par le «think tank» néo-conservateur, Project for the New American Century (PNAC).

Le plan révèle que le cabinet de Bush avait l’intention de prendre le contrôle militaire de la région du golfe, que Saddam Hussein fut au pouvoir ou pas. On y lit "tandis que le conflit irrésolu avec l’Irak est en soit une justification, le besoin d’une présence militaire américaine substantielle dans le Golfe transcende la question du régime de Saddam Hussein." Le plan du PNAC rejoint le propos d’un précédent rapport attribué à Wolfowitz et Libby qui avançait que les États-Unis devaient "décourager toute nation industrielle avancée de vouloir mettre à l’épreuve notre leadership ou même de tenter d’élargir leur rôle tant régional que global".

Il se réfère d’ailleurs à des alliances essentielles, telle celle établie avec la Grande-Bretagne, comme étant l’un des "moyens les plus efficaces d’exercer le leadership global américain". On y décrit les missions de maintien de la paix comme le fait d’un "exigeant leadership de la politique américaine plutôt que d’un d'une influence onusienne". Il indique que "même si Saddam devait disparaître de la scène", les bases américaines en Arabie Saoudite et au Koweit seraient maintenues de manière permanente… étant donné que "l’Iran pourrait autant se révéler une menace pour les intérêts américains que ne le fut l’Irak".

Il met en lumière le "changement de régime" chinois, disant "qu’il est temps d’augmenter la présence militaire américaine dans le sud-est asiatique". Le document suggère également la création de "forces militaires spatiales américaines" afin de dominer l’espace, ainsi que le contrôle total du cyberespace afin d’empêcher les "ennemis" d’utiliser l’Internet contre les États-Unis. Il suggère aussi que les États-Unis pourraient sans doute considérer l’idée de développer des armes biologiques "lesquelles viseraient des génotypes spécifiques [et] aiguilleraient ainsi la guerre biologique vers une application politique pratique plutôt que vers une utilisation qui tiendrait de la terreur". Enfin - écrit une année avant le 11 septembre 2001 - il identifie la Corée du Nord, la Syrie et l’Iran comme étant des régimes dangereux, et indique que leur seule existence justifie la création "d’un système de commandement du contrôle mondial".

Il s’agit d’un plan vers une domination américaine planétaire. Mais avant qu’on le qualifie d’agenda fantaisiste de l’aile ultra-conservatrice, ce document, quoi qu’il en soit, permet une bien meilleure compréhension de ce qui s’est joué avant, durant et après le 11 septembre que ce que suggère la thèse de la guerre globale au terrorisme.

Ceci peut être abordé de plusieurs manières. D’abord, il est clair que les autorités américaines ont fait peu ou rien pour empêcher les évènements du 11 septembre. Au moins 11 pays ont averti à l’avance les États-Unis des attaques du 11 septembre. Deux éminents experts du Mossad furent envoyés à Washington en août 2001 afin de signaler à la CIA et au FBI une cellule de 200 terroristes qui préparait alors une grande opération (Daily Telegraph, le 16 septembre 2001). Sur leur liste qui ne mena à aucune arrestation, figuraient les noms de quatre pirates de l’air du 11 septembre.

On savait depuis 1996 qu’il existait des plans pour frapper des cibles de Washington avec des avions. Ainsi en 1999 un rapport du conseil national américain du renseignement notait que "des kamikazes d’Al-Qaida pourraient lancer un avion rempli d’explosifs, soit sur le Pentagone, soit sur le quartier général de la CIA, soit sur la Maison Blanche." Quinze des pirates de l’air du 11 septembre ont obtenu leurs visas en Arabie Saoudite. Michael Springman, l’ancien chef du bureau des visas américains de Jeddah, a déclaré que depuis 1987 la CIA avait illicitement émis des visas pour des demandeurs inaptes du Moyen-Orient afin de les former, en sol américain, à la guerre terroriste pour combattre en Afghanistan en collaboration avec Ben Laden (BBC, le 6 novembre 2001). Il semble qu’après la guerre afghane cette opération se soit poursuivie mais avec de nouvelles instructions.

Il fut également rapporté que cinq des pirates de l’air ont reçu une formation dans des installations militaires américaines à haute sécurité dans les années 90 (Newsweek, le 15 septembre 2001). Des pistes importantes antérieures aux événements du 11 septembre n’ont pas été suivies. L’étudiant en pilotage franco-marocain Zacarias Moussaoui (aujourd’hui le 20e pirate de l’air présumé) fut arrêté en août 2001 après qu’un instructeur ait signalé qu’il avait suspicieusement démontré de l’intérêt pour le pilotage d’avions de ligne. Quand des agents fédéraux ont appris des services du renseignement français qu’il avait des liens avec des islamistes radicaux, ils ont obtenu un mandat puis ont tiré de son ordinateur des informations afférentes à la mission du 11 septembre (Times le 3 novembre 2001). Mais le FBI ne poussa pas plus loin l’enquête. Un mois avant le 11 septembre, un agent a écrit que Moussaoui projetait sans doute de s’écraser en avion dans les tours jumelles (Newsweek, le 20 mai 2002).

En admettant cette idée de guerre au terrorisme, la seule lenteur à réagir en ce 11 septembre relègue cette histoire au rang des plus étonnantes. La suspicion d’un premier appareil détourné fut signalée à 8h20 a.m. au plus tard, le dernier avion détourné s’est écrasé à 10h06 a.m. en Pennsylvanie. Pas un seul chasseur, avant que le troisième appareil ne s’écrase dans le Pentagone à 9h38 a.m., ne fut envoyé pour évaluer la situation depuis la base militaire américaine Andrews à tout juste 10 milles de Washington. Pourquoi? La FAA avait, avant le 11 septembre 2001, un code de procédures pour les cas de détournement d’avion. Entre septembre 2000 et juin 2001 les militaires américains ont dépêché des chasseurs à 67 occasions à la suite de signalements de vols suspects (AP, le 13août 2002). Il est légalement prescrit aux États-Unis, dès qu’un avion s’est sensiblement éloigné de son plan de vol, que des chasseurs soient envoyés afin d’évaluer la situation. Doit-on imputer cette inaction à la simple négligence de personnes haut-placées, à leur ignorances des faits? Ou alors les opérations militaires aériennes américaines auraient-elles été délibérément freinées le 11 septembre? Si oui, pourquoi, et suivant les ordres de qui?

L’ancien procureur fédéral américain au criminel, John Loftus, a indiqué: "l’information fournie par les services de renseignement européen avant le 11 septembre était à ce point exhaustive qu’il n’est aujourd’hui plus possible, tant pour la CIA que le FBI, de plaider l’incompétence." La réponse des Américains après le 11 septembre ne fut, du reste, pas meilleure. Aucune opération sérieuse ne fut tentée pour capturer Ousama Ben Laden. Vers la fin septembre début octobre 2001, les chefs de deux parties islamistes du Pakistan ont négocié l’extradition de Ben Laden vers le Pakistan afin qu’il y soit jugé pour son implication dans les évènements du 11 septembre. Or, un officiel américain a clairement déclaré, que "limiter par trop le champ de nos objectifs" risquerait "de provoquer une déconfiture prématurée de l’effort international si, par exemple, par pure chance, M. Ben Laden devait être capturé". Le Général Richard Myers Chef de l’état-major des armées de la coalition, est allé jusqu’à dire que "le but n’avait jamais été de capturer Ben Laden" (AP, le 5 avril 2002). L’agent du FBI Robert Wright a révélé aux nouvelles du réseau ABC (le 19 décembre 2002) que le quartier général du FBI ne voulait aucune arrestation. Aussi, en novembre 2001, l’armée de l’air américaine s’est plainte qu’elle avait eu les chefs d’Al-Qaida et talibans à portée de tirs au moins 10 fois au cours des six semaines précédentes mais qu’elle n’avait pas été en mesure d’attaquer, faute d’avoir reçu à temps les permissions de le faire (le magazine Time, le 13 mai 2002).

De cet ensemble d’aveux faits par des personnalités provenant strictement du domaine des affaires publiques, aucun d’entre eux, pris séparément, n’est compatible avec l’idée d’une guerre réelle et déterminée au terrorisme. Les éléments de preuve, quoiqu’il en soit, s’enchâssent parfaitement selon le plan du PNAC lorsque analysés en parallèle. Suivant cette logique, il semble que la prétendue "guerre au terrorisme" serve essentiellement de faux prétexte à une stratégie géopolitique américaine plus large.

C’est, du reste, ce que Tony Blair a lui-même laissé entendre quand il a dit au comité de liaison de la Chambre des communes: "En vérité, jamais nous n’aurions pu obtenir l’assentiment du public pour cette campagne lancée soudainement contre l’Afghanistan si ce n’avait été des événements du 11 septembre" (Times, le 17 juillet 2002). De même Rumsfeld était à ce point déterminé à obtenir un rapport justifiant une offensive contre l’Irak qu’il a, à au moins 10 occasions, demandé à la CIA de trouver des preuves reliant l’Irak au 11 septembre; la CIA, d’une fois à l’autre, est revenu bredouille (le magazine Time, le 13 mai 2002). En fait, le 11 septembre a offert un prétexte extrêmement commode pour mettre en branle le plan du PNAC.

Encore, la preuve démontre clairement que des plans d’intervention militaire contre l’Afghanistan et l’Irak furent déposés bien avant le 11 septembre. Une étude faite pour le gouvernement américain par l’Institut Baker de la politique publique indiquait en avril 2001 que "les États-Unis restent prisonniers de leur problème d’approvisionnement énergétique. L’Irak demeure une influence déstabilisante pour… la circulation du pétrole du Moyen-Orient vers les marchés internationaux". Soumis au groupe de travail de l’énergie du vice-président Cheney, l’étude recommandait, que parce que cela était un risque inacceptable pour les États-Unis, "l’intervention militaire" était nécessaire (Sunday Herald, le 6 octobre 2002). Une preuve semblable concernant l’Afghanistan existe. (La BBC a rapporté (le 18 septembre 2001) que Niaz Niak, un ancien ministre des affaires étrangères du Pakistan, aurait, lors d’une réunion à Berlin vers la mi-Juillet 2001, été informé par certains hauts cadres américains "qu’une intervention militaire contre l’Afghanistan serait lancée vers la mi-octobre". Jusqu’en juillet 2001, aux yeux du gouvernement américain, le régime taliban était une source de stabilité en Asie centrale qui permettrait la construction de gazoducs qui achemineraient vers l’Océan Indien, via l’Afghanistan et le Pakistan, les hydrocarbures depuis les gisements de gaz et de pétrole du Turkmenistan, de l’Uzbekistan et du Kazakhstan. Mais, devant le refus des Talibans aux conditions des États-Unis, les représentants américains leur déclarèrent "ou vous acceptez notre offre de tapis d’or, ou nous vous enterrons sous un tapis des bombes" (Inter Press Service, le 15 novembre 2001).

Ainsi, à la lumière de ces faits, il ne faut pas se surprendre si certains ont vu dans le manquement des Américains à contrer les attaques du 11 septembre, un prétexte parfait pour lancer une offensive contre l’Afghanistan afin de mener une guerre clairement planifiée à l’avance. Il est possible qu’il y ait un précédent. Les archives nationales des États-Unis révèlent que le Président Roosevelt a précisément utilisé la même approche avec Pearl Harbor le 7 décembre 1941. Une information annonçant l’éminence des attaques fut reçue mais ne fut jamais relayée à la flotte américaine. Une indignation à l’échelle nationale acheva de convaincre le public américain, jusqu’alors récalcitrant, de s’engager dans la deuxième guerre mondiale. De même, peut-on lire dans le plan du PNAC de septembre 2000, que le processus de transformation des Etats-Unis en "une future force dominante" pourrait s’avérer long sans un "quelconque évènement catastrophique qui, tel un nouveau Pearl Harbor, servirait de catalyseur".

Les attentats du 11 septembre auront permis aux États-Unis de donner le feu vert à une stratégie qui se conciliait l’agenda du PNAC, chose qui, autrement, aurait été politiquement impossible à appliquer. La raison principale de cet écran de fumée politique est que les réserves des États-Unis et du Royaume-Unis en hydrocarbure commencent à baisser. D’ici 2010 le monde musulman contrôlera pas moins de 60% de la production de pétrole mondiale et, plus important encore, 95% de la capacité globale d’exportation pétrolifère restante. À mesure que la demande augmente, l’approvisionnement diminue, de façon constante depuis les années 60. Ceci, pour les États-Unis et le Royaume-Unis, mène vers une dépendance croissante à l’approvisionnement du pétrole étrangers.

Les Américains qui affichaient en 1990 une production intérieure de 57% de leur demande énergétique totale; selon les prédictions, seront en mesure de ne produire plus que 39% de leurs besoins d’ici 2010. Un ministre du Commerce industriel a admis que le Royaume-Unis pourrait se retrouver en situation d’insuffisance "grave" de gaz d’ici 2005. Le gouvernement britannique a confirmé que 70% de notre électricité viendra du gaz d’ici 2020, et que 90% de celui-ci sera importé. Dans ce contexte, il convient de noter que l’Irak, mis à part son pétrole, détient une réserve de gaz de 110 trillions pieds cubes. Un rapport de la commission sur les intérêts nationaux américains affirmait en juillet 2000 que la nouvelle source d’approvisionnement la plus prometteuse du monde était celle de la région Caspienne, et qu’elle allégerait la dépendance des États-Unis envers l’Arabie Saoudite. Afin de diversifier les routes d’approvisionnement venant de la région Caspienne, un gazoduc passerait à l’ouest par l’Azerbaïdjan et la Géorgie jusqu’au port turc de Ceyhan. Un autre s’étendrait vers l’est par l’Afghanistan et le Pakistan et se terminerait près de la frontière indienne. Ceci sauverait la centrale controversée d’Enron à Dabhol sur la côte occidentale de l’Inde, dans laquelle Enron avait englouti un investissement de $3 milliards et dont la survie économique dépendait de l’accès au gaz bon marché.

Cette bousculade pour les dernières ressources mondiales d’approvisionnement d’hydrocarbure ne laissa pas le Royaume-Unis indifférent non plus, et cela, en partie, explique la participation britannique aux interventions militaires américaines. Lord Browne, directeur exécutif de BP, a averti Washington de ne pas diviser l’Irak au seul bénéfice de ses propres compagnies pétrolières au lendemain de la guerre (The Guardian, le 30 Octobre 2002). Et lorsqu’un ministre des Affaires étrangères britannique rencontra Kadhafi en août 2002 dans la tente de désert de ce dernier, on lui déclara que "à l’heure des disputes de contrats pétroliers lucratifs potentiels [avec la Libye], le Royaume-Unis ne veut pas céder l’avantage aux autres nations européennes" (BBC Online, le 10 août 2002).

On peut, sans s’y tromper, conclure de toute cette analyse que "la guerre globale au terrorisme" porte l’estampille d’un mythe politique propagé aux fins d’un tout autre agenda - le plan des États-Unis vers l’hégémonie mondiale, nécessitant la prise par la force du contrôle des approvisionnements de pétrole, exigeait que le projet soit mené de bout en bout. La connivence dans ce mythe et la participation auxiliaire à ce projet relèvent-elles vraiment de visées qui conviennent à la politique étrangère britannique? Si jamais besoin il y eut de justifier une position britannique plus objective, portés par nos propres buts distincts, le détail complet de cette lourde saga, assurément, apporte toute l’argumentation nécessaire à un changement de cap radical.

Michael Meacher (tradution Gintonik)

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Interview d’Andreas von Bülowréalisée par les journalistes Stephan Lebert et Norbert Thomma pour Der Tagesspiegel - 13 janvier 2002

Der Tagesspiegel : Vous donnez l’impression d’être en colère…

Andreas von Bülow : Ce qui me met en colère, c’est de voir que depuis les odieux attentats du 11septembre, on pousse l’opinion publique dans une direction que je tiens pour néfaste.

DT : Que voulez-vous dire par là ?

AVB : Je m’étonne que beaucoup de questions ne soient pas posées. En temps normal, lorsque quelque chose d’aussi terrible se produit, on présente diverses pistes, on exhibe des preuves, qui sont alors commentées par les enquêteurs, par les médias, par le gouvernement. Que faut-il en penser ? Est-ce plausible ou non ?… Cette fois-ci, rien de tel. (…)
Mais voyez-vous, ce qui est étonnant au fond,c’est que, bien qu’il y ait aux Etats-Unis 26 services secrets totalisant un budget de 30 milliards de dollars, …


DT : C’est plus que le budget allemand de la défense…

AVB : Ce qui est étonnant, disais-je, c’est que ces services secrets aient été incapables de prévenir les attentats. Ils n’ont pas eu le moindre soupçon. Et durant les soixante minutes décisives, les militaires et les service ssecrets ont laissé au sol les avions de la chasse aérienne… Ce qui n’a pas empêché le FBI de présenter, quarante-huit heures plus tard, une liste complète des kamikazes. Mais dix jours plus tard, sept d’entre eux étaient encore en vie.

DT : Quoi ?… Comment ?…

AVB : Eh oui… Pourquoi le chef du FBI n’a-t-il pas commenté ces incohérences ? D’où vient cette liste ? Pourquoi est-elle fausse ? Si j’étais le procureur responsable de l’enquête, je me présenterais devant l’opinion à intervalles réguliers pour dire quelle piste a été abandonnée et quelle autre est encore actuelle.

DT : Après les attentats, le gouvernement américain a souligné qu’on se trouvaitdans une situation exceptionnelle, qu’on était en guerre. Dans ces conditions, n’est-il pas normal de cacher à l’ennemi ce qu’on sait sur lui ?

AVB : Bien sûr. Mais un gouvernement qui veut faire la guerre, doit d’abord engager une procédure pour constater qui est l’agresseur, qui est l’ennemi. Et il est tenu d’apporter les preuves de ce qu’il avance. Comme il l’a lui-même admis, le gouvernement américain ne dispose d’aucune preuve utilisable en justice.

DT : Certaines informations sur les auteurs des attentats sont étayées par des recherches. Ainsi Mohammed Atta, le chef présumé du commando, a pris l’avion le matin du 11 septembre pour se rendre de Portland à Boston, où il est monté dans l’appareil qui s’est écrasé contre le World Trade Center.

AVB : Si Atta était l’homme clé de cette action, il est étrange qu’il ait couru le risque d’arriver à Boston en avion, avec une marge de temps si réduite pour la correspondance. Si le premier avion avait eu quelques minutes de retard, Atta n’aurait pas pu monter à bord de l’appareil qui a été détourné. Pourquoi un terroriste aussi consciencieux aurait-il pris un tel risque ? En consultant le site de CNN, on peut d’ailleurs voir qu’aucun des noms indiqués par le FBI ne figure sur les listes officielles de passagers. Aucundes terroristes présumés ne s’est soumis à la procédure d’enregistrement. Et pourquoi aucun des pilotes menacés n’a-t-il envoyé au sol le signal 7700 prévu en pareil cas ?… En outre, les boîtes noires, construites pour résister au feu et aux chocs, ne contiennent aucune donnée utilisable…

DT : Ce sont des choses qui arrivent…

AVB : Oui, comme il arrive aussi que des auteurs d’attentats préparent leur coup en laissant derrière eux autant de traces qu’un troupeau d’éléphants… Ils paient avec des cartes de crédit établies à leurs noms, ils prennent des cours de pilotage sans même dissimiuler leurs véritables identités. Ils laissent traîner dans les voitures de location des manuels de pilotage pour Jumbo Jet en arabe. Avant de se suicider, ils rédigent des lettres d’adieu et des testaments qui tombent aux mains du FBI parce qu’ils avaient été rangés dans une valise restée au sol ou expédiés à la mauvaise adresse.Vraiment, on se croirait dans un jeu de piste… Il y a aussi cette théorie d’un ingénieur anglais, selon laquelle on a pu, de l’extérieur, diriger les avions sans intervention des pilotes. Les Américains auraient expérimenté cette méthode dès les années 70 pour récupérer les avions détournés en prenant le contrôle de l’ordinateur de bord. Cette technique a pu être utilisée ici de manière abusive. C’est une théorie…

DT : Une théorie abracadabrante dont personne n’a jamais entendu parler…

AVB : Je ne fais pas mienne cette théorie, mais je la trouve digne d’être prise enconsidération… Et les transactions boursières louches, la semaine avant l’attentat, sur les titres d’American Airlines, d’United Airlines et des compagnies d’assurance ? Il y aurait eu des gains de 1200 %, une somme de 15 millards de dollars serait en jeu. Il est probable que quelqu’un était aucourant. Mais qui ?…

DT : A vous de spéculer…

AVB : On a pris prétexte de ces horribles attentats pour soumettre les démocraties occidentales à un lavage de cerveau. L’anticommunisme ne fonctionne pluspour désigner l’ennemi, on s’en prend maintenant aux peuples de confession musulmane. On les accuse d’être à l’origine des attentats-suicides.

DT : Lavage de cerveau ? Vous y allez un peu fort…

AVB : Ah oui, vous trouvez ?… L’idée vient pourtant de Zbigniew Brzezinski et de Samuel Huntington, deux maîtres à penser des services secrets et de la politique extérieure américaine. Dès le milieu des années 90, Huntington était d’avis que les gens en Europe et aux Etats-Unis avaient besoin d’un adversaire qu’ils puissent haïr - de manière à renforcer le sentiment d’identification avec leur propre société. Et Brzezinski, ce cinglé, lorqu’il était conseiller du président Jimmy Carter, plaidait déjà pour la mainmise des USA sur toutes les ressources naturelles du monde, à commencer par le pétrole et le gaz.

DT : Vous voulez dire que les événements du 11 septembre…

AVB : Ils sont tout à fait dans la ligne de ce que veulent les industries d’armement, les services secrets et tout le complexe militaro-industriel avec son soutien académique. Cela crève les yeux. Les immenses réserves naturelles sur le territoire de l’ex-URSS sont à redistribuer; il faut tracer de nouveau oléoducs…

DT : Eric Follath en a longuement parlé dans le magazine Der Spiegel. Il écrit : “Ce qui est en jeu, ce sont les bases militaires, la drogue, les réserves de pétrole et de gaz naturel…”

AVB : Je constate que la planification des attentats, tant au niveau technique qu’au niveau de l’organisation, représente une performance exceptionnelle. En quelques minutes, on a détourné quatre gros porteurs, et en l’espace d’une heure, on leur a fait effectuer des manoeuvres compliquées avant de les diriger vers leurs cibles respectives. C’est impossible à réaliser, à moins de pouvoir s’appuyer de manière permanente sur les structures occultes de l’Etat et de l’industrie.

DT : Vous croyez donc à ces théories de la conspiration…

AVB : Oui, oui, allez-y… C’est là le genre de sarcasme que lancent volontiers ceux qui suivent la ligne officielle. Même les journalistes dont c’est le métier d’enquêter, se nourrissent de propagande et de désinformation. Quiconque a des doutes doit forcément être dérangé… C’est bien ce que vous me reprochez.

DT : Votre carrière nous conduirait plutôt à penser qu’il n’en est rien. Aumilieu des années 70, vous avez été secrétaire d’Etat au ministère de la Défense. En 1993, vous étiez porte-parole du parti social-démocrate dans la commission parlementaire d’enquête sur l’affaire Schalck-Golodkowski…[Schalck-Golodkowski, haut fonctionnaire au ministère du commerce extérieurde la RDA jusqu’en 1989, était agent double de la Stasi est-allemande et du BND ouest-allemand. Après la réunification, il fut accusé de malversations, mais l’affaire fut étouffée grâce à l’intervention de ses amis occidentaux.]

AVB : En fait, c’est là que tout a commencé. Jusqu’à cette époque, je ne savais pas grand-chose du travail des services secrets. J’ai très vite constaté une étrange contradiction : nous essayions de faire la lumière sur les tractations illégales de la Stasi et d’autres services secrets est-européens dans le domaine économique, mais dès que nous posions une question sur le rôle du BND ou de la CIA dans ces affaires, il n’était plus possible d’otenir le moindre renseignement. Plus la moindre volonté de coopération, plus rien. Ça m’a mis la puce à l’oreille…

(...)
DT : Vous ne soutenez donc pas cette ancienne revendication des Verts qui demandaient la suppression de tous les services secrets ?

AVB : Non. Il faut qu’on puisse jeter un coup d’oeil derrière les coulisses. Le renseignement en vue de connaître les intentions d’un ennemi éventuel est légitime. C’est important quand on veut se mettre à la place de l’adversaire pour savoir comment il va se comporter… Mais pour comprendre les méthodes de la CIA, il faut réaliser que sa tâche principale consiste à mener des opérations clandestines. Sans recourir à la guerre, mais en se plaçant en dehors du droit international, elle fait pression sur les états étangers, en organisant par exemple des soulèvements ou des attentats terroristes, en général combinés à du trafic de drogue ou d’armes ou à du blanchiment d’argent. Au fond, c’est relativement simple : on arme des gens prêts à la violence. Mais comme il ne faut en aucun cas que l’opinion sache qu’un service secret tire les ficelles, on s’applique à effacer les traces, ce qui nécessite des efforts considérables. J’ai l’impression que les services secrets impliqués passent 90 % de leur temps à construire de fausses pistes. Et lorsque quelqu’un met en cause les services secrets, on peut parler à son propos de paranoïa ou de phobie de la conspiration. La vérité éclate souvent avec des décennies de retard. Allan Dulles, qui était chef de la CIA, a dit un jour: “S’il le faut, je mens même devant le Congrès…”

DT : Le journaliste américain Seymour Hersh a écrit dans le New Yorker que des membres de la CIA et du gouvernement considéraient que certaines des pistes pouvaient très bien être de fausses pistes destinées à embrouiller les faits. A votre avis, qui pourrait être responsable d’une chose pareille ?

AVB : Je n’en sais rien - comment le saurais-je ?… J’essaie simplement de faire preuve de bon sens et je constate que les terroristes ont été aussi imprudents qu’il est possible de l’être. Et bien que musulmans intégristes, ils sont allés se soûler et s’amuser dans un boîte de strip-tease.

DT : Ça s’est déjà vu…

AVB : Peut-être… En tant qu’individu isolé, je ne peux rien prouver, cela dépasse de loin mes possibilités. Mais j’ai vraiment beaucoup de mal à imaginer qu’un homme, au fond de sa caverne, puisse être à l’origine de ce mauvais coup.

(...)

DT : Vos prises de position actuelles seraient-elles calquées sur l’anti américanisme classique ?

AVB : C’est absurde. Ce que je dis n’a rien d’anti américain. Je suis un grand admirateur de cette société de liberté que sont les USA, je l’ai toujours été. J’ai fait mes études aux Etats-Unis.

DT : Comment vous est venue l’idée d’associer les services secrets américains aux attentats ?

AVB : Vous vous souvenez du premier attentat contre le World Trade Center, en 1993?
Un attentat à la bombe qui a fait six morts et un millier de blessés…
Eh bien, au centre du groupe terroriste, il y avait un ancien officier égyptien; c’est lui qui a bricolé la bombe. Pour perpétrer l’attentat, il a rassemblé autour de lui quelques musulmans: des gens à qui le State Department avait refusé le visa d’entrée, mais que la CIA a fait passer clandestinement aux Etats-Unis. Il se trouve que le chef de la bande était en même temps un indicateur du FBI. Celui-ci, mis au courant, lui a demandé de faire comme si de rien n’était, lui promettant de remplacer, au dernier moment, l’explosif de la bombe par une poudre inoffensive. Le FBI n’a pas tenu sa promesse; c’est en connaissance de cause qu’il a laissé exploser la bombe. La version officielle fut très vite trouvée: les coupables étaient tous des musulmans intégristes.


DT : Vous étiez membre du gouvernement Helmut Schmidt lorsque les soldats soviétiques sont entrés en Afghanistan. Que s’est-il passé à l’époque ?

AVB : Les Américains nous ont poussés à décréter des sanctions économiques; ils ont réclamé le boycott des Jeux Olympiques de Moscou.Le gouvernement fédéral allemand a donné suite à cette demande…
Aujourd’hui, nous savons que la stratégie de Brzezinski, le conseiller du président Carter pour les questions de sécurité, consistait à déstabiliser l’URSS à partir des Etats musulmans limotrophes. Il s’agissait d’attirer les Russes en Afghanistan et de leur faire connaître l’enfer - leur Viêt-Nam en quelque sorte. Avec l’aide majeure des services secrets américains, on a entraîné en Afghanistan et au Pakistan 30.000 combattants musulmans, tous des malfaiteurs et des fanatiques, prêts à tout - et ils le sont encore aujourd’hui. L’un d’eux est Oussama Ben Laden. Il y a déjà plusieurs années, j’écrivais: “C’est cette sale engeance qui a produit les talibans, formés dans les écoles coraniques avec l’argent américain et saoudien, et qui maintenant terrorisent et détruisent le pays.”


DT : Vous dites que les USA en veulent aux ressources naturelles de la région. Mais ce qui a déclenché les attaques américaines, c’est quand même bien l’attentat terroriste qui a coûté la vie à des milliers de personnes…

AVB : C’est tout à fait exact. Il faut toujours avoir à l’esprit l’horreur de cet acte. Néanmoins, quand j’analyse des événements politiques, je suis en droit de me demander à qui ils profitent et qui en subit les conséquences, et quelle est la part du hasard. Dans le doute, il suffit de jeter un coup d’oeil sur la carte: où se trouvent les ressources naturelles, quelles sont les voies d’accès ? Prenez ensuite la carte des guerres civiles et des points chauds. Comparez - elles sont identiques. Même chose pour la troisième carte: celle de la drogue. Quand tout colle, vous pouvez être sûr que les services secrets américains ne sont pas loin. D’ailleurs, le gouvernement Bush est très lié à tout ce qui touche le pétrole, le gaz naturel et l’armement - et ce, via la famille Ben Laden.

DT : Que pensez-vous des vidéos de Ben Laden ?

AVB : Quand on a affaire aux services secrets, on peut s’attendre à une manipulation de grande qualité. Hollywood dispose de la technologie nécessaire. A mon avis, une vidéo ne prouve absolument rien.

DT : Vous croyez que la CIA est vraiment capable de tout…

AVB : Au nom de la raison d’Etat, la CIA n’est tenue par aucune loi lorsqu’elle intervient à l’étranger. Pas de droit international qui compte; un ordre présidentiel suffit. Si le terrorisme existe, c’est notamment parce qu’il existe des services secrets comme la CIA. Et lorsqu’on diminue les crédits, lorsque la paix s’annonce, alors une bombe explose quelque part. Ce qui prouve que rien ne va sans ces services secrets, que tous ceux qui les critiquent sont des crétins, des "nuts" comme les appelait Bush père, qui a été président et directeur de la CIA. Il faut savoir que les USA mettent chaque année 30 milliards de dollars dans leurs services secrets et 13 milliards dans la lutte contre la drogue. Et le résultat ? Le chef d’une unité spéciale de lutte stratégique anti-drogue a déclaré, résigné, au boutde 30 ans de service : “Dans tous les cas importants de trafic dont j’ai eu à m’occuper, la CIA est intervenue avant la fin afin de me retirer le dossier.”

DT : Reprochez-vous au gouvernement allemand la manière dont il a réagi après le11 septembre ?

AVB : Non. Il serait naïf de penser que le gouvernement puisse faire preuve d’indépendance dans ce genre d’affaire.

DT : Qu’allez-vous faire à présent ?

AVB : Rien. Ma tâche se limite à dire : les choses n’ont pas pu se passer de cette facon-là ; à vous de rechercher la vérité…

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J'invite le lecteur à se montrer très prudent face à toutes théories du complot. Une question, une incohérence, une relation entre deux personnes, même un mobile ou un mensonge, etc. ne suffit pas à établir la preuve d'un délit. Même un ancien ministre n'est pas forcemment une source parfaitement crédible. Mais tout ceci soulève encore une fois des pistes qu'il ne faut pas rejeter de façon systématique.

L'histoire témoigne pourtant de nombreuses conspirations dont certaines ont été avérées et largement prouvées : l'incendie du Reichstag, le début de la deuxième guerre mondiale en Pologne, le début de la guerre du Vietnam - d'autres assez probables mais jamais élucidées comme l'assassinat de JFK, ou d'autres absolument prouvées et avouées comme les irlandais de Vincennes, etc... En fait, la liste serait fastidieuse et trop longue à établir. Faut-il rappeler également qu'une conspiration est une mauvaise traduction d'un terme anglais signifiant en droit américain "l'entente préalable entre plusieurs personne en vue de la commission d'un délit ou d'un crime et l'éventuelle réalisation de celui-ci".

Les fausses armes de destruction massives, le lien inexistant entre Saddam Hussein et Al Quaida, etc... sont bel et bien des mensonges d'état coordonnés à un niveau international appuyés par des faux qui ont justifié une décision d'entrée en guerre d'une coallition outrepassant l'ONU et donc le droit international. C'est déjà une conspiration.


Instrumentaliser un terrorisme existant pour servir une politique ou des intérêts particuliers n'est pas un mythe. Dans l'affaire des irlandais de Vincennes, des armes ont été apportées par des hauts grades de la gendarmerie pour faire croire à un grand complot terroriste sur le sol français. Et pourtant, oui, le terrorisme irlandais existait, indépendamment de ce fait.

Bien entendu, dans le cas présent, ces faits ne permettent que de se poser des questions, pas d'affirmer. Et c'est souvent ce qui choque dans les théories du complot – c'est la partie théorique quelque fois loufoque, parfois carrément abjecte et souvent présentée comme un fait établi. Les questions, pourtant souvent très pertinentes, sont toujours occultées dans les grands médias en utilisant les mêmes raisonnements tronqués et les syllogismes utilisés par les conspirationistes – "ces questions ouvrent la porte à l'établissement d'une théorie du complot, les théories du complot sont souvent loufoques, parfois nauséabondes et jamais étayées, donc elles ne méritent pas d'être posées et on ne doit pas tenter d'y trouver une réponse satisfaisante".

Mais, à ne jamais se poser de questions... Probablement, si les faux époux Turenges n'avaient pas été arrêtés, un journaliste qui aurait prétendu que l'affaire du Rainbow Warior était un complot de la DGSE aux ordres d'un ministre d'un gouvernement socialiste avec l'aval d'un président de la république pour détruire un chalutier d'une organisation écolo serait passé pour un fou furieux voire un dangereux conspirationiste.

Les complots existent malheureusement, et ne sont pas fomentés par les illuminatis. Ils peuvent être organisés pour défendre des intérêts financiers dont le nombre de zéros donnent le vertige ou celui, dit "supérieur", de l'Etat. Ils sont parfois débiles (c.f. le Rainbow Warrior), parfois très bien organisés. Ils sont souvent bien plus simples que ce que l'on imagine : quelques coups de fil, laisser faire ce qui pourrait être empêché, quelques individus bien placés pour infléchir une activité ou un groupe peuvent avoir des conséquences terribles. Oui la vérité est parfois ailleurs mais elle est bien plus simple que ce que les conspirationistes imaginent souvent. Que les journalistes n'osent plus enquêter sur ce qui apparaît à priori politiquement incorrect est bien plus alarmant que l'existence de quelques inidividus essayant de faire croire au monde entier que les extra-terrestres nous gouvernent depuis Mars. C'est transformer la prudence journalistique nécessaire en une omerta qui est un des éléments essentiels à l'existence d'une oppression et une sorte de collaboration passive avec celle-ci.